L'harmonie sociale n'est pas donnée mais acquise: la perfectibilité humaine
Car la liberté ne signifie nullement que tous les intérêts humains sont toujours harmonieux. En effet, dit Bastiat, l'intérêt personnel crée tout ce par quoi l'homme vit et se développe: il stimule le travail, il engendre la propriété et les échanges. Encore faut-il préciser que ce développement n'est en rien automatique. Il ne s'agit nullement d'une sorte de déterminisme naturel ou historique, qui conduirait miraculeusement ou mécaniquement à l'harmonie et au progrès. Le même intérêt qui peut conduire à la propriété par le travail peut aussi conduire à la spoliation. Et engendrer aussi toutes sortes d'injustices. L'esclavage, la guerre, les privilèges, les monopoles, l'exploitation de l'ignorance et de la crédulité du public, les restrictions commerciales, les fraudes commerciales, les taxes excessives, constituent autant d'obstacles au développement économique des sociétés.
« Nous ne sommes certes pas assez aveugle, dit Bastiat, pour nier l'existence du mal; mais voici ce que nous pensons de son origine et de sa mission. Nous affirmons que le mal n'est pas la conséquence naturelle des grandes lois providentielles qui ont présidé à l'arrangement du monde moral aussi bien qu'à celui du monde matériel. Le mal provient, au contraire, de ce que ces lois n'agissent pas dans leur plénitude, de ce que leur action est troublée par l'action opposée des institutions humaines. »
À ses yeux, l'excellence du monde social ne consiste pas en ce qu'il est parfait, mais en ce qu'il est perfectible, ce qui signifie que l'oeuvre d'harmonie n'y est jamais achevée. « En tout ce qui concerne l'homme, cet être qui n'est perfectible que parce qu'il est imparfait, l'Harmonie ne consiste pas dans l'absence absolue du mal, mais dans sa graduelle réduction. »
Le monde social n'est donc pas immuable. Bien au contraire, il est en voie d'évolution continuelle dans le sens de l'enrichissement des individus et dans celui du nivellement des inégalités qui les séparent. Mais les sociétés, précise Bastiat, ne réussiront jamais à se maintenir et à s'améliorer que par le travail et la liberté des échanges.
La critique de Keynes
Le « laissez-faire » défendu par Frédéric Bastiat a été interprété par beaucoup comme la croyance que les conflits sociaux seraient résolus par l'intermédiaire d'un mécanisme « naturel » d'origine divine, et par conséquent indépendant des hommes. La critique de Keynes est typique de ce genre d'interprétation caricaturale:
Débarrassons-nous tout de suite des principes métaphysiques et des principes généraux invoqués par moments pour justifier, le « Laissez-faire ». Il n'est pas vrai que les individus possèdent un droit imprescriptible à une « liberté absolue » dans leur activité économique. Il n'existe aucune convention accordant un privilège éternel à ceux qui possèdent ou à ceux qui acquièrent des biens. Le monde n'est pas ainsi fait, les forces divines qui le mènent ne veillent pas à ce que l'intérêt particulier coïncide toujours avec l'intérêt général. Les forces humaines qui y règnent, n'assurent pas davantage que ces intérêts coïncident toujours en pratique et on ne peut déduire avec raison d'aucun des principes d'économie politique que l'intérêt privé, même lorsqu'il est bien compris, assure toujours l'intérêt général. (La fin du Laissez-faire, in Essais de persuasion, 1931. Traduction française par Herbert Jacoby, Paris, Éditions Gallimard, 1933.)
En réalité, Bastiat est
loin d'être aveugle. Il ne nie pas l'existence du mal comme nous l'avons
indiqué plus haut. Il affirme simplement que le mal n'est pas la
conséquence des grandes lois naturelles de l'ordre social. Le mal
provient, au contraire, de ce que ces lois n'agissent pas dans leur
plénitude, de ce que leur action est troublée par l'action opposée des
institutions humaines.
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