Le plus étonnant dans la controverse sur le manifeste «Pour un Québec lucide» qu'ont lancé la semaine dernière Lucien Bouchard, André Pratte, Joseph Facal et quelques autres personnalités, c'est que ce texte soit qualifié par plusieurs de crédo «néolibéral». On sait que ce mot est un fourre-tout qui sert surtout d'injure pour dénoncer toutes les idées qui ne sont pas explicitement socialistes ou étatistes. Mais tout de même, dans la mesure où il recoupe les concepts plus spécifiques que sont «libéral classique» ou «libertarien», on pourrait s'attendre à ce que le manifeste rejoigne certaines des idées que nous défendons au QL. Ce n'est malheureusement pas le cas.
Le diagnostic que font Bouchard et cie n'est pas sans intérêt et souligne de véritables problèmes, comme ici:
«…le retard économique du Québec est loin d'avoir été comblé. Au plan du niveau de vie, notamment, le Québec fait encore partie des 25% les moins riches parmi les provinces et états d'Amérique du Nord. Au plan financier, le gouvernement du Québec fait figure d'un lourd albatros qui ne parvient pas à prendre son envol, notre dette publique par habitant étant la plus élevée du continent.»
On pointe aussi du doigt certains des principaux responsables de cette situation que sont les syndicats et les multiples groupes de parasites organisés qui dominent les débats publics:
«À l'heure actuelle, le discours social québécois est dominé par des groupes de pression de toutes sortes, dont les grands syndicats, qui ont monopolisé le label "progressiste" pour mieux s'opposer aux changements qu'impose la nouvelle donne. (…) Telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui par certains leaders syndicaux, particulièrement dans le secteur public, l'action syndicale ne se limite-t-elle pas trop souvent à une protection à courte vue des intérêts de ses membres?»
Le manifeste met l'accent sur la lucidité, la responsabilité et la liberté, des concepts intéressants qui nous changent du so, so, so, solidarité... Cette phrase aurait très bien pu se retrouver dans un article du QL:
«Chaque individu, chaque groupe, chaque leader doit abandonner le premier réflexe qui est celui de tous, en particulier dans le Québec d'aujourd'hui : protéger ses intérêts et faire appel à l'intervention du gouvernement.»
Je me demande d'ailleurs si elle ne vient pas de là… Il y a quelques années, nous étions les seuls à oser tenir de tels propos clairement antiétatistes. Le fait qu'on les retrouve aujourd'hui dans des pamphlets signés par des personnalités bien en vue est une manifestation éloquente de la pénétration de certaines notions libertariennes, même fortement diluées, dans le discours public. Malheureusement, la perspective libertarienne, ou «néolibérale», ne se retrouve que dans ces quelques passages. Le reste du document est incohérent ou même clairement étatiste.
Le manifeste affirme que notre «modèle de société» (on ne parle pas du fameux «modèle québécois», trop identifié à l'interventionnisme étatique, mais c'est bien de ça qu'il s'agit) est un grand succès dont il faut être fier, et qu'il n'est pas question de le jeter à la poubelle. Bref, même si on est dans le trou, tout a bien fonctionné jusqu'ici… Il s'agit en fait simplement de l'adapter aux nouvelles circonstances d'aujourd'hui. Parmi celles-ci, le document identifie deux «menaces» importantes qui vont nous forcer à changer nos façons de faire : le déclin démographique et la mondialisation. Il est vrai que ce sont des défis que l'on doit relever, mais le ton est inutilement alarmiste, surtout pour ce qui concerne «la concurrence inédite venant des pays asiatiques». Il n'y a pourtant rien de nouveau lorsqu'on parle du phénomène de la concurrence étrangère (c'était le même débat avec l'ALÉNA), à part l'arrivée des nouveaux joueurs gros que sont la Chine et l'Inde. Et les auteurs ne parlent aucunement des avantages de la mondialisation, bien plus considérables que les réajustements qu'elle suscite.
On souligne l'importance d'une «prise en charge collective des responsabilités», alors que la source du problème est justement la collectivisation des décisions et des actions individuelles. On se contredit sur les syndicats en affirmant bizarrement qu'«il ne faudrait pas que le syndicalisme québécois s'éloigne du modèle responsable et coopératif qui l'a caractérisé au cours des deux dernières décennies.» Ça sent les compromis boiteux pour plaire à tout un chacun. Enfin, après avoir dit qu'il faut cesser de se tourner vers l'État pour solutionner tous les problèmes, le manifeste fait exactement cela et propose une série d'interventions étatiques qui n'ont rien de bien pertinent.
-Augmenter les tarifs de l'Hydro-Québec pour payer la dette: peut-être les tarifs serait-ils plus élevés dans un marché privé d'électricité, ce qu'on saurait si on démantelait ce mastodonte, mais augmenter les tarifs du monopole équivaut simplement à hausser les impôts des contribuables les plus taxés en Amérique du Nord. La véritable solution pour se débarrasser de la dette est de couper dans les dépenses du gouvernement (aucune mention de cela) et de dégager des surplus budgétaires.
-Augmenter les droits de scolarité universitaire: sûrement une solution utile pour garnir les coffres des universités et faire en sorte qu'il y ait moins de jeunes parasites qui font des doctorats en sociologie et autres programmes complètement inutiles sur le dos des contribuables, mais ce n'est pas très révolutionnaire comme moyen de sauver le peuple québécois de la banqueroute et de la disparition. La solution libertarienne serait évidemment de privatiser les universités et de les laisser facturer ce que ça coûte pour faire des études supérieures, puisqu'il s'agit d'un investissement comme un autre qui devrait être défrayé par ceux qui vont en bénéficier.
-Investir massivement en éducation: faux problème, le nombre d'élèves diminue sans cesse dans les écoles du Québec, alors que le budget de l'éducation et le nombre de bureaucrates continue d'augmenter. Ce qui signifie que la productivité dans le domaine de l'éducation publique est en baisse constante. On n'a pas besoin de plus d'argent mais de décentralisation, de débureaucratisation et de concurrence en éducation, c'est-à-dire de privatisation.
-Apprentissage des langues: bonne idée, mais l'approche est encore étatiste. «L'État doit aussi déployer beaucoup plus d'efforts pour que les Québécois parlent et écrivent l'anglais puis une troisième langue.» Et si on commençait par abolir la Loi 101 et toutes les interventions de l'État dans les décisions privées des individus sur le plan linguistique?
-Économie: «Le Québec doit accroître ses investissements en recherche et développement dans les créneaux où il est déjà un leader mondial.» On ne dit pas comment, c'est un beau voeu pieux qui implique généralement une intervention de l'État. Si on coupait dans la paperasse et les multiples taxes que doivent subir les entreprises, elles investiraient peut-être plus au Québec.
-Taxer plus la consommation et moins le revenu, tout en gardant la progressivité du régime: idée pas nécessairement mauvaise, mais on pourrait avoir le même effet avec un impôt à taux fixe sur le revenu. De façon plus cruciale, on ne retrouve aucune mention ici de réduire le fardeau fiscal.
-Créer un régime de revenu minimum garanti qui remplacerait les autres programmes de redistribution: pas nécessairement une mauvaise idée non plus, si on élimine effectivement tous ces autres programmes comme l'a proposé l'ADQ. Mais les communistes de l'UFP sont aussi en faveur de cela et souhaitent un revenu minimum très élevé. Pas évident, donc, qu'il s'agirait d'une réforme pertinente. Cette proposition ignore également le problème plus central que constitue la dépendance institutionnalisée et les réglementations du marché du travail qui empêchent une réduction rapide du chômage.
Bref, sur le plan des solutions, ça va du non pertinent qui ignore les questions plus importantes au carrément néfaste et étatiste. Si le Québec est véritablement au bord du gouffre (ce qui n'est pas du tout évident, la situation pourrait rapidement s'améliorer avec quelques réformes efficaces, comme le prouve le cas de l'Irlande), ce ne sont pas ces quelques propositions marginales qui vont y changer quoi que ce soit. Encore une fois, une classe politique et des médias remplis d'ignorants auront fait une tempête dans un verre d'eau avec quelques insignifiances.