Voici un autre long texte qui vise à répliquer à un commentaire dans un autre fil de discussion (La religion écologique) qui a dévié de son sujet principal.
@Philippe
Je pense que vous vous méprenez lorsque vous confondez l’individualisme méthodologique avec une approche réductionniste. Ce «libéral pur et dur» qui croit que l’individu est une sorte d’ermite qui ne subit aucune influence du reste de la société n’existe pas et n’est qu’un homme de paille. Je suis un adepte de l’individualisme méthodologique dans une perspective autrichienne, et je considère justement que c’est cette méthodologie qui applique le mieux l’approche systémique ou complexe au niveau du comportement humain.
Il est évident que nous sommes tous nés dans des sociétés, que nous nous identifions à des groupes et agissons en fonction de ce que croient et font les autres personnes autour de nous. La civilisation tout entière est basée sur la coopération entre les individus. Il n’y a rien de controversé pour un libertarien dans une telle affirmation. Les individus se regroupent pour agir et ces regroupements peuvent être analysés d’un point de vue systémique, c’est-à-dire en observant les interactions entre les parties du groupe. C’est ce qu’on fait par exemple en examinant les relations d’autorité au sein d’un groupe ou les interactions sur un marché. Il y a beaucoup de rapprochements à faire par exemple entre la théorie des systèmes complexes et la vision hayékienne du marché en tant que processus de découverte d'information.
La divergence entre nous se situe sur le plan de l’existence présumée d’un système social autonome, indépendamment des individus qui le composent, même de façon partielle. La sociologie durkheimienne est basée sur cette notion d’une société existant comme une chose en soi, que l’on peut analyser comme niveau de réalité indépendant, en faisant abstraction des individus.
Je suis d’accord avec vos critiques des approches holiste et réductionniste, mais là où je ne vous suis pas, c’est lorsque vous affirmez que les faits sociaux ont tout de même une réalité systémique qui leur est propre (ce qui implique que ce niveau existe de façon autonome, indépendante des individus). Même si vous n’allez pas aussi loin que les partisans d’un holisme radical pour qui les individus n’existent que comme membres d’un groupe, vous reconnaissez cette réalité lorsque vous dites que le tout est plus que la somme de ses parties.
D’un point de vue individualiste méthodologique, cela est absurde, puisqu’aucune information n’est traitée par «la société» en elle-même. Toute l’information de nature «sociale» est traitée dans l’esprit des individus. Et toutes les explications sur des phénomènes sociaux sont plus révélatrices lorsqu’on les ramène à des explications du comportement individuel qu’à des explications du comportement de «la société» dans son ensemble. On peut constater que chacun est influencé par les autres et interagit avec les autres, mais pas que ces interactions produisent quelque chose qui est indépendant de l'action de chacun.
On dit par exemple de façon métaphorique que «le groupe d’amis a décidé d’aller au cinéma». Chacun de ses membres a évidemment été influencé par les désirs exprimés par les autres, il y a eu une dynamique où l’opinion de certains a eu plus d’influence que celle des autres, mais en bout de ligne, si «le groupe a décidé», c’est parce que chacun de ses membres a décidé, rien de plus. Le groupe n’a aucun centre autonome de traitement d’information pour prendre cette décision. D’ailleurs, un membre du groupe aurait pu décider autrement et retourner chez lui, ce qui ne peut être expliqué si on prend le groupe comme niveau d’analyse.
Vous pouvez appliquer cette logique à n’importe quelle réalité sociale. «Le prix de X monte et conséquemment, les consommateurs en achètent moins.» Ça semble être un comportement collectif, explicable de façon systémique par l’effet du changement d’un facteur global sur le groupe. En fait, il s’agit simplement d’une réalité statistique, de l’addition de millions de décisions individuelles, chacune ayant sa particularité et ses justifications. D’ailleurs, «le groupe» comprend aussi des gens qui n’ont pas acheté X et d’autres qui en ont acheté plus malgré la hausse du prix. On ne comprend rien de plus en prétendant que le groupe de consommateurs a agi «en tant que groupe». Au contraire, la meilleure analyse, celle qui donne une vue de la réalité plus complexe, est celle qui renvoie aux comportements des individus.
Vous faites de nombreuses comparaisons entre d’une part l’individu et la société humaine et, d’autre part, les atomes et les molécules, les fourmis et la fourmilière, etc. Mais la différence fondamentale entre un humain et un atome ou une fourmi, c’est que l’atome et la fourmi ont des comportements tout à fait déterminés au sein d’un «groupe». Un atome ou une fourmi ne décident jamais seuls d’agir différemment de ce que prescrivent les lois de la physique ou de la biologie. On peut donc de façon pertinente et objective analyser ce que fait le groupe en faisant abstraction des entités qui le composent. On peut véritablement parler de «propriétés émergentes» dans un tel contexte.
Par contre, comme vous le reconnaissez, les préférences individuelles ne sont pas immuables. Les individus ne sont pas des automatons. Et comme ils peuvent s’identifier subjectivement à des groupes différents (malgré les prétentions des militants collectivistes qui veulent tout réduire à la nation, la religion, le sexe, la classe, etc.), il est impossible de les caser de façon objective dans un «système social» et d’analyser celui-ci comme une entité existant en soi. Encore moins d’aller à un niveau systémique encore plus abstrait et d’imaginer des relations entre les groupes, dans le style «la communauté musulmane se sent attaquée par les positions de la majorité». Des phrases comme celles-ci sont une pure fantaisie, et n’expriment que les positions de certains individus qui se prétendent représentatifs de groupes entiers.
Voilà pourquoi la meilleure explication des phénomènes sociaux est celle qui prend comme point de départ le comportement individuel. Et c’est ce que je comprends lorsque Maggie Thatcher affirmait que «la société n’existe pas» : elle voulait dire qu’elle n’existe pas «en soi», en tant qu’entité décisionnelle autonome, malgré ce que prétendent tous les collectivistes qui justifient leurs recours à l’intervention de l’État au nom de ce que «la société» veut ou ne veut pas.
Je ne pense pas que nos positions soient si éloignées, mais ça aiderait si vous arrêtiez de caricaturer les positions libertariennes et si vous lisiez, par exemple, les deux premières parties de Human Action, qui expliquent les fondements de ce que devrait être une science sociale rationnelle et qui constituent à mon avis les pages les plus cruciales de la philosophie libertarienne. Tous les libertariens connaissent très bien les positions des collectivistes, parce qu’ils y ont déjà cru ou qu’ils ont eu le cerveau lavé avec ces notions par le système d’éducation et les médias. Au contraire, ceux qui nous attaquent ont rarement lu quoi que ce soit de sérieux sur la philosophie libertarienne et ne font comme vous que répéter les clichés sur «les libéraux purs et durs n'ayant que le réductionnisme en tête».
(Pour ceux que ça intéresse, voir également mon article «Durkheim’s Collective Conscience» sur Mises.org.)
Merci Mr. Masse pour votre réplique bien articulé. J'aime bien ce débat. Je crois aussi que nos visions se rapprochent et qu'elles ne sont pas radicalement opposés. Ceci dit, je prépare ma réplique et je la ferai paraître aussitôt faite.
Rédigé par : Philippe LeBel | 28 décembre 2007 à 12h48
" ... la meilleure explication des phénomènes sociaux est celle qui prend comme point de départ le comportement individuel. Et c’est ce que je comprends lorsque Maggie Thatcher affirmait que «la société n’existe pas» : elle voulait dire qu’elle n’existe pas «en soi», en tant qu’entité décisionnelle autonome, ... " Martin Masse
Est-ce qu'on doit comprendre par là que la société existe mais que ce n'est pas elle qui prend les décisions mais les membres qui la composent, comme par exemple dans une société par actions ou une société de personnes, ou doit-on comprendre que la société n'existe pas du tout, comme par exemple lorsqu'on dit que «l'auto en soi» n'existe pas mais qu'il existe seulement des autos individuelles ?
Ou doit-on comprendre le tout comme en physique avec les composantes et la résultante: soit que ce sont les composantes qui sont là i.e. qui existent, soit que c'est la résultante qui est là i.e. qui existe, puisqu'on ne peut avoir les deux en même temps, même si d'autre part on peut considérer les composantes comme étant une seule résultante, qu'on pourrait appeler «la résultante en soi», et faire tous les calculs et prévisions à partir de cette résultante i.e. en faisant abstraction des composantes individuelles en place, et ce, même si cette résultante n'existe pas ?
Rédigé par : Gerry Flaychy | 02 janvier 2008 à 16h28
Concernant le concept de société, voici deux citations qui m'apparaisse intéressantes:
1- "According to the doctrines of universalism, conceptual realism, holism, collectivism, and some representatives of Gestaltpsychologie, society is an entity living its own life, independent of and separate from the lives of the various individuals, acting on its own behalf and aiming at its own ends which are different from the ends sought by the individuals."
Source: p.145 http://www.mises.org/pdf/humanaction/pdf/humanaction.pdf
2- "Le jésuite James Sadowsky de Fordham résume ainsi l'apport de son confrère John Toohey qui enseignait à Georgetown au milieu du siècle.
«One of his greatest contributions was his insistence that there were no collective entities: that the collection was not an entity over and above the things collected but simply the collected individuals brought together for the achievement of a purpose common to each of them. So while social beings exist, society does not exist as a thing over and above those beings.»"
Source: http://www.quebecoislibre.org/981219-3.htm#up2
dans: «Catholicisme et pensée économique libérale au 20e siècle».
Rédigé par : Gerry Flaychy | 19 janvier 2008 à 13h27