par Martin Masse
Je ne me souviens plus exactement comment les événements se sont enchaînés, mais il y a près de vingt ans, j'avais lu l'intéressant livre de Russell Jacoby, The Last Intellectuals. American Culture in the Age of Academe, et cela avait contribué à ma décision d'abandonner à mi-chemin une maîtrise en science politique.
Comme je partageais aussi une grande maison avec deux professeurs gauchistes de McGill partisans des théories postmodernes à la mode, je constatais quotidiennement les travers du monde universitaire: enfermement dans la tour d'ivoire et le jargon incompréhensible, course aux subventions et à la publication d'articles dans des journaux supposément prestigieux que pratiquement personne ne lit, réseautage intense avec quelques dizaines d'autres professeurs dans le monde qui partagent les mêmes intérêts pour un sujet ésotérique et qui s'en parlent dans des colloques tenus dans des endroits exotiques aux frais des contribuables, constantes guéguerres entre factions au sein de la faculté sur des questions d'une puérilité délirante qui contrastent avec les prétentions intellectuelles des acteurs, etc.
Jacoby décrivait ce monde décadent et déconnecté de la réalité dans son bouquin et déplorait la disparition des grands intellectuels publics qui avaient fait les beaux jours des débats d'opinion aux États-Unis en s'adressant à un public éduqué jusque. Cette tradition semblait encore assez vivante dans le monde francophone mais au Québec, on commençait aussi à déplorer le «silence des intellectuels», après les revers qu'avaient constitué pour la plupart d'entre eux la défaite au référendum de 1980 et le recul apparent des idéaux de gauche.
Je m'étais donné comme objectif de faire une carrière d'intellectuel public sans passer par ce parcours universitaire qui me semblait une perte de temps, et en gardant ma complète indépendance. À cette époque préhistorique où presque personne n'avait entendu parler d'Internet, ce n'était pas évident et je ne savais pas exactement comment j'allais m'y prendre, à part trouver un éditeur pour le livre que je venais d'écrire sur la politique québécoise et envoyer des articles au Devoir (qui m'a publié dès 1992 et où j'ai été chroniqueur invité en 1994 - les temps ont bien changé!).
Justement, dans Le Devoir de ce matin, Antoine Robitaille propose une entrevue avec Jacoby sur l'évolution de la situation depuis la publication de son essai. Son diagnostic n'a pas changé: les intellectuels publics se font toujours aussi rare et «il constate que la tour d'ivoire est encore plus fermée et qu'Internet, au lieu de l'ouvrir, a aggravé certain de ses pires travers». Les mêmes raisons sont à l'œuvre: difficulté de gagner sa vie comme auteur pigiste en dehors des murs de l'université, attrait du titulariat, peur de perdre sa crédibilité d'universitaire en s'intéressant aux grands débats de société dans un langage de non-spécialiste, etc.
Et sur le plan idéologique, cela n'est pas sans conséquence. Jacoby note que cette culture universitaire qui a pris forme dans les années 80 nuit à la gauche américaine: «Plus les intellectuels universitaires subvertissent des paradigmes et décontruisent des "narratifs" dans les colloques sur les campus, plus les conservateurs, de leur côté, prennent le contrôle du pays.» Et en effet, c'est l'une des raisons de la déprime des gauchistes, ceux qui signaient par exemple un manifeste récemment. Leurs penseurs sont occupés à des recherches insignifiantes sur «The Queer Feminine: Defining a Gay Sensibility in the face of Constructionist Skepticism», ils sont incapables de renouveler leur discours, n'arrivent plus autant qu'avant à rejoindre la population en général et prétendre conséquemment être exclus d'un débat dominé par «la droite néolibérale».
Nous nous trouvons donc dans une période floue, où à quelques exceptions près l'establishment universitaire est isolé du reste de la société, les intellectuels publics se feraient plus rares, et où «"Internet donne à quiconque aujourd'hui une sorte de chaire électronique". Les phénomènes comme les blogues, s'ils peuvent, dans un pays totalitaire, servir la liberté, ne font, dans les pays où il y a liberté d'expression, "qu'ajouter à la cacophonie". Tout le monde s'exprime, personne n'écoute. "Aujourd'hui, tout le monde est blogueur, mais où sont les lecteurs?"»
C'est là où je suis en désaccord avec M. Jacoby. Tout d'abord, il est absurde de prétendre que tout le monde blogue mais que personne ne lit. Alors que les deux tiers de la population naviguent sur le Web, le nombre de sites à visiter sur un sujet donné reste relativement restreint. Et parmi les sites qui existent, seuls quelques-uns se démarquent du lot.
On devrait ensuite cesser d'être nostalgique d'une époque où quelques grands penseurs servaient de points de référence pour ce qu'il est légitime de penser et où quelques grands médias dominaient presque entièrement le marché. La presque totalité de ces intellos qu'ils donnent en exemple, les Wilson, Mumford, Galbraith, etc., n'étaient de toute façon que des socialistes qui proposaient au pouvoir leur vision idéale de la société à imposer de force au bon peuple ignorant. En France, ce sont des communistes qui ont été les figures de proue des débats publics pendant tout le 20e siècle. Et ici au Québec, quand on a parlé du «silence des intellectuels», cela référait évidemment à la désillusion des nationalo-étatistes qui avaient constitué avec les artistes l'avant-garde du Parti québécois dans les années 1970. La popularité des idées collectivistes n'était d'ailleurs pas étrangère à cette concentration des tribunes médiatiques.
La relative cacophonie actuelle est une conséquence inévitable de la fin des restrictions à l'entrée sur le marché des idées que permet aujourd'hui Internet. Cela signifie par exemple que les idées libertariennes, qui sont exclues des pages d'opinion des quotidiens où l'on prétend débattre de choses sérieuses (des délires ultranationaliste de VLB par exemple - sans doute un autre de nos grands intellectuels publics incontournables - qui se retrouvent encore une fois ce matin autant dans La Presse que dans Le Devoir) peuvent enfin trouver un public.
C'est ça la concurrence dans un marché libre. Il est encore trop tôt pour savoir de quoi ça aura l'air quand Internet sera devenu une technologie arrivée à maturité. Mais chose certaine, les véritables débats d'idées ne pourront que s'en porter mieux.
Malheureusement, il est difficile d'avoir une tribune accessible. Internet est un médium formidable, mais l'information y est diffuse : le contenu est aisément accessible à quiconque sait ce qu'il cherche, mais encore faut-il avoir les bons critères de recherche - et rares sont les internautes qui dépasseront la 3e page de recherche sur Google, croyez-moi ! Je suis tombé sur ce blogue et le site du QL par pur hasard, et j'ai vu qu'ils rejoignaient mes idées, et en ont confronté d'autres ; mais alors, comment aurais-je pu trouver un tel contenu auparavant alors que j'ignorais jusqu'à l'existence du mot "libertarien" ?
D'un autre côté, les médias de masse sont actuellement plus intéressés à présenter des lettres d'opinion de gens connus mais un brin radicaux et un peu fêlés, si vous me permettez l'expression, qu'à présenter de purs inconnus qui connaissent réellement le sujet du jour. Ça fait POW, ZAZ, WAM et BANG en même temps. La caisse enregistreuse affiche de beaux "$$$" et ils en sont bien contents, d'autant plus que les publications écrites commencent à tirer de la patte, à l'heure des chaînes d'information continue.
J'ai confiance en l'avenir d'internet : la technologie s'adapte aux besoins des internautes et lorsque la demande existe, le produit apparaît. Il y a encore 3 ou 4 ans, on aurait ri de quiconque aurait mentionné créer un site web où les gens peuvent GRATUITEMENT visionner et publier des vidéos. Les fondateurs de youtube.com n'ont visiblement pas entendu l'avertissement, les pauvres.
Reste maintenant à nous qui surfons sur le web de s'assurer que les gouvernements nous fichent la paix et laissent ce fabuleux médium prendre de l'expansion par lui-même.
Rédigé par : David Lacerte | 25 février 2008 à 22h46
Comme un lecteur me le souligne, il y a cependant une exception à la règle, le départment d'économie de George Mason. http://www.tcsdaily.com/article.aspx?id=101007A
Et une nouvelle maîtrise semble particulièrement intéressante. http://www.mercatus.org/About/pageID.1341/default.asp
Rédigé par : Gilles Guénette | 27 février 2008 à 09h17