par Martin Masse
Le Metropolitan Museum de New York avait organisé, en 2003, sans doute la plus belle et fascinante exposition muséale qu'il m'ait été donné de voir, Art of the First Cities, qui contenait les principaux chefs-d'œuvre de la Mésopotamie et d'autres civilisations anciennes du Moyen-Orient et d'Asie centrale. Ce musée possède aussi quelques magnifiques pièces dans une salle de sa collection permanente que je manque rarement de revisiter quand je me trouve dans la métropole américaine, même si je dispose de peu de temps.
Il y a bien des raisons de s'intéresser à l'Irak ancien. D'abord pour en savoir plus sur les débuts de la civilisation occidentale, les premières villes et sociétés organisées à grande échelle, l'invention de l'écriture, les premiers textes de loi, etc. Mais aussi pour la fascination qu'exercent ces œuvres vieilles de plusieurs milliers d'années.
Parmi mes pièces préférées au Metropolitan, il y a d'abord cette statuette d'un fidèle en train de prier, qui date de 2750 à 2600 av. J.-C. Comme d'autres statuettes similaires retrouvées, elle aurait été placée dans un temple pour prier perpétuellement au nom de la personne qu'elle représentait. Plus personne ne croit dans les dieux Enlil, Ishtar ou Abu, mais l'impulsion religieuse n'a pas beaucoup changé durant les cinq millénaires qui se sont écoulés depuis…
Il y a aussi et surtout la magnifique statue de Gudea, «ensi», c'est-à-dire gouverneur ou prince de Lagash, une ville du sud de la Mésopotamie où il a régné approximativement de 2141 à 2122 av. J.-C. On a retrouvé de nombreuses statues qui le représentent de façon similaire, avec son étrange bonnet, et sa figure est reconnaissable dès qu'on pénètre dans une pièce au Louvre ou ailleurs où il s'en trouve.
Pendant que certains aujourd'hui réclament des «chefs» avec une poigne de fer pour imposer leurs volontés à une population présumément devenue infantilisée et trop irresponsable, il peut être intéressant de se pencher sur ces monarques anciens pour voir comment ils ont ou non abusé de leur pouvoir et s'ils ont ou non fait avancer la civilisation.
La civilisation mésopotamienne s'étend sur une période bien trop longue pour qu'on puisse résumer son histoire politique. Les cités-États indépendantes y ont prospéré, tout comme les empires dominant de vastes régions, celui des Assyriens notamment. On n'y connaissait ni démocratie, ni marché libre ou libertés individuelles tel qu'on conçoit ces concepts aujourd'hui. La monnaie frappée n'avait pas encore été inventée, même si l'argent métal en barre servait déjà aux échanges. Et pourtant, la loi et un ordre social complexe existaient, le commerce aussi, quelques industries de base, et le pays connaissait une prospérité et un niveau d'organisation extraordinaires par rapport au reste du monde.
Comment, dans ce contexte, juger les actions d'un dirigeant comme Gudea, ou en tout cas ce qu'on peut en savoir? C'est le problème de toute tentative d'évaluer des événements historiques. On ne peut pas nécessairement leur appliquer de façon stricte une grille d'analyse libertarienne contemporaine, ce qui serait futile compte tenu de ce qu'on savait et croyait universellement à l'époque, du développement des idées, des institutions et des technologies. Mais en se remettant justement dans ce contexte, on peut tout de même porter un jugement en cherchant à savoir qu'est-ce qui se rapproche le plus de notre philosophie, qu'est-ce qui y correspond le mieux. La liberté, la responsabilité, le respect envers l'autre, la non-agression, l'échange, sont des notions universelles, qui pouvaient être mises en pratique aussi bien il y a 4000 ans qu'aujourd'hui.
J'ai eu l'agréable surprise il y a quelques jours de constater de nouveau (j'avais oublié) que Gudea ne s'en tire pas trop mal sur ce plan. Georges Roux lui consacre quelques paragraphes révélateurs dans son volume La Mésopotamie (Éditions du Seuil, 1995; il s'agit d'une traduction refondue et mise à jour de son excellent Ancient Iraq, un classique d'abord publié en 1964 que j'avais lu il y a une dizaine d'années).
Gudea fit construire — ou plutôt reconstruire — une quinzaine de temples dans l'Etat de Lagash, mais aucun ne fut l'objet d'autant de soins et de dépenses que l'Eninnu, demeure de Ningirsu, dieu tutélaire de Girsu. Sur deux grands cylindres d'argile et dans les inscriptions gravées sur certaines de ses statues, il explique en détail pourquoi et comment il le construisit, nous livrant ainsi de précieux renseignements sur les rites compliqués qui entouraient l'érection des temps en Mésopotamie. (…)
«Le respect du temple emplit tout le pays», dit fièrement Gudea, «la crainte qu'il impose habite l'étranger; l'éclat de l'Eninnu couvre l'univers comme un manteau!»
De ce magnifique sanctuaire il ne reste pratiquement rien et l'on serait tenté d'accuser Gudea d'exagération si l'on n'avait de lui une trentaine de statues provenant pour la plupart de fouilles illicites. Taillées dans la diorite dure et noire de Magan soigneusement polie, la plupart sont exécutées avec une pureté de lignes, une sobriété de détails, une sensibilité d'expression qui leur assurent une place de choix dans la sculpture mondiale. Puisque les sanctuaires de Girsu contenaient de tels chefs-d'œuvre, il est inconcevable que leur mobilier, leur décoration et leurs matériaux même aient été de pauvre qualité.
Ce jeune homme calmement assis, un léger sourire aux lèvres, les mains jointes devant la poitrine, le plan d'un temple ou la règle graduée sur les genoux, est le plus bel exemple d'un personnage appelé à disparaître bientôt: le parfait ensi de Sumer, pieux, juste, savant, fidèle aux anciennes traditions, dévoué à son peuple, rempli d'amour et de fierté pour sa cité et même, dans ce cas particulier et à vrai dire exceptionnel, pacifique, car les nombreuses inscriptions de Gudea ne mentionnent qu'une seule campagne militaire, au pays d'Anshan. Il n'y a guère de doute que le bois, les métaux et la pierre utilisés dans la construction des temples de Lagash avaient été achetés et non obtenus par la force et les grandes entreprises commerciales de l'ensi de Lagash témoignent de la prospérité presque incroyable d'au moins une principauté sumérienne après un siècle de gouvernement akkadien et théoriquement sous la férule des «barbares» du Gutium. (p. 193-195)
Un prince pacifique dans un monde en conflit presque continuel, qui favorise le commerce, qui se veut pieux (la piété n'est pas la même chose que le fanatisme religieux) et savant: voilà un modèle de gouvernant encore parfaitement pertinent de nos jours, et on pourrait penser à bien des dirigeants en poste qu'on aimerait voir remplacés par un Gudea. Je n'en apprécierai que plus la beauté de son effigie la prochaine fois que je la verrai au musée!
Sur une note historique plus anecdotique, c'est sur une tablette d'argile datant de 2300 av. J.-C. et provenant justement de Lagash, la patrie de Gudea, qu'on aurait trouvé les fameux signes cunéiformes exprimant le mot «amagi» ou «liberté», qu'on retrouve sur la couverture intérieure de tous les livres publiés par le Liberty Fund. Ces signes constitueraient la plus vieille représentation écrite de ce concept dans l'histoire de l'humanité.
Qui aurait cru que nous retrouverions dans la civilisation mésopotamienne des îlots libéraux? Le plus étonnant, c'est que cette région de Lugash fût capable de commercer, avec d'autres régions. Supposons que les chefs de ces territoires soient moins enclins à commercer que la région de Lugash, pourraient-on en retirer de précieuses leçons pour aujourd'hui? Je m'explique.
Plusieurs de mes réflexions m'ont amené à penser que l'élaboration d'une société libérale serait très difficile compte tenu du fait que les autres États du monde ont des politiques protectionnistes. Ceci nuit grandement au commerce (barrières tarifaires à l'importation, politique publique contraignant le commerce de certains produits étrangers, etc) N'étant pas un connaisseur (ni même un amateur!) de l'ancienne Mésopotamie, peut-être serait-il pertinent de savoir le mode de fonctionnement de l'économie de cette ancienne région. Il me semble que cela pourrait être profitable de s'inspirer de ce mode de fonctionnement afin de convaincre les socialistes mais aussi des sceptiques libertariens!
Rédigé par : Jean-Reno C. | 07 août 2008 à 01h53
Parlant de chef :
Les chefs des peuples se prennent pour des bergers ; ils ne sont souvent que des chiens de troupeau. Gilbert Cesbron
Rédigé par : décembre | 07 août 2008 à 09h05