Par Jérémie T. A. Rostan
Les États-Unis viennent de connaître, coup sur coup, deux catastrophes: une nouvelle tempête tropicale, Ike, et une nouvelle vague de la «crise des subprimes». Elles ne sont toutefois pas comparables. En degré, tout d'abord, puisque la première a détruit des biens d'une valeur de dix milliards de dollars, alors que le gouvernement fédéral a déjà engagé cent fois plus — soit mille milliards de dollars — afin de parer, prétend-il, aux conséquences immédiates de la seconde. En nature, ensuite, puisque, si les ouragans sont bien des catastrophes naturelles, il n'en est pas ainsi des tempêtes financières. Celles-ci sont la conséquence d'actes humains et, plus précisément, politiques.
Il est impossible de douter de ce dernier point. L'argument donné par Murray Rothbard dans America's Great Depression est, à cet égard, imparable. Dans un marché débridé, explique-t-il, le risque existe toujours que tel entrepreneur erre dans ses décisions de spéculation et essuie des pertes. Il est aussi possible que telle banque commette une erreur relativement à un prêt. Et il est même possible, si la mauvaise gestion a été systématique au sein d'une banque, que celle-ci fasse faillite.
Mais, pour cette raison même, 1) les investisseurs sont incités à optimiser leurs investissements-parce qu'ils peuvent perdre leur capital; et 2) les moins aptes d'entre eux sont tendanciellement évincés du marché, alors que les meilleurs y reçoivent des fonds à la mesure de leur aptitude à les faire fructifier. Or, sur cette base, il est impossible d'expliquer comment une erreur généralisée peut avoir lieu. Comment un secteur entier, c'est-à-dire une multitude d'individus différents et concurrents, peut-il faillir «comme un seul homme»? Un tel «essaim d'erreurs», pour reprendre l'expression de Rothbard, ne peut avoir qu'une cause extérieure au marché, qui influence l'ensemble des décisions.
La théorie autrichienne du «Boom-Bust Cycle» propose une explication si lumineuse de ce mystère que la lumière commence à se faire un peu partout. Quelle ne fut pas ma surprise, il y a quelques jours, d'entendre un commentateur de CNN imputer finalement la crise des subprimes à la direction «laxiste», selon son propre terme, de la Réserve fédérale, par Alan Greenspan!
Oui, la faillite d'institutions financières et d'organismes de réassurances, de même, entre autres, que la chute du marché des actions, ont pour seule et unique cause la baisse artificielle, par la Fed, du taux d'intérêt à court terme, dont elle a le monopole. Et l'on peut se réjouir que les grands médias d'information finissent enfin par comprendre que le chaos financier actuel résulte de l'expansion désastreuse du crédit qui a été suscitée par les politiques de la Fed entre 2000 et 2004, puis à partir de l'été 2007 afin, prétendait-on alors, de parer aux conséquences de la crise naissante des subprimes, avec le succès que l'ont sait jusqu'ici.
Cependant, on peut douter de la réalité de cette compréhension. Car si l'on en vient bien à reconnaître les causes du krach récent dans le laxisme des politiques monétaires passées, on ne parvient pas encore à en déduire, semble-t-il, que les mêmes politiques auront nécessairement les mêmes effets à l'avenir, puisqu'on les salue, au contraire, comme un «moyen d'éviter un nouveau 1929» et une preuve que «les leçons ont été tirées des erreurs passées». Surtout, on ne doit pas s'en contenter. Car la question centrale est: pourquoi donc cette politique monétaire laxiste? Ou, d'une manière plus générale, pourquoi le gouvernement augmente-t-il artificiellement la masse monétaire?
La cause occasionnelle d'une période d'inflation monétaire est généralement une inflation précédente. Ainsi, la gigantesque pluie de dollars orchestrée par la Réserve fédérale depuis août 2007 est censée corriger les effets pervers de celle qu'elle a enclenchée en juin 2003 qui elle-même découle de la bulle de la fin des années 1990…
Pour ce qui est de l'inflation elle-même, elle peut avoir une diversité de causes. Elle est, par exemple, un moyen pour le gouvernement d'accroître sa capacité d'emprunter. Elle lui permet aussi d'éponger ses déficits et d'amoindrir ses dettes. Elle est encore un moyen d'augmenter ses recettes fiscales sans hausser, apparemment, le niveau de taxation pour financer ses activités. Elle est, enfin, un moyen de s'armer dans ses prétendues batailles contre le chômage, pour la croissance, etc. Existe-il un fil d'Ariane permettant à la réflexion de se retrouver dans ce labyrinthe? Dans tous les cas, on notera qu'il s'agit de procurer des bénéfices immédiats au prix de sacrifices ultérieurs.
Parvenu à ce point, un pas est encore nécessaire. Pourquoi, en effet, le gouvernement désire-t-il procurer des bénéfices immédiats au prix de sacrifices ultérieurs? La raison en est simplement que l'«on voit» les bénéfices immédiats, alors que l'«on ne voit pas» les sacrifices au moment où les premiers sont procurés. Ils finissent certainement par apparaître. Mais le gouvernement peut toujours compter sur l'incapacité de l'opinion publique à rapporter une crise économique actuelle à ses causes politiques passées. Du moins l'a-t-il pu jusqu'à aujourd'hui.
Et pour quelle raison le gouvernement désire-t-il procurer des bénéfices visibles au prix de sacrifices invisibles? Parce que les individus qui le composent y sont incités par le système politique dans lequel ils agissent: la «démocratie».
La démocratie n'a rien à voir avec la liberté de la presse, ou bien la séparation de l'Église et de l'État. Il peut y avoir des démocraties n'ayant pas ces caractéristiques, et des régimes non-démocratiques qui les ont. Ce qui caractérise la démocratie, c'est le fait que l'organisation qui monopolise l'utilisation légale de la violence — constitutive de tout État — soit contrôlée par qui obtient le plus grand nombre de suffrages. Or on réunit des suffrages en promettant et faisant pleuvoir des avantages présents visibles dont les désavantages futurs sont invisibles. On est élu, par exemple, sur un programme d'expansion de pseudo droits sociaux, de vastes chantiers publics, de «relance de la consommation», etc., toutes choses qui ne peuvent être financées que par la taxation. C'est là, d'une manière générale, le seul moyen d'action publique.
Mais la taxation présente ne peut pas être indéfiniment accrue: toute taxation diminuant l'activité économique, dont elle spolie le produit, il est un point au-delà duquel l'activité serait si diminuée par l'augmentation de la taxation que les recettes fiscales, c'est-à-dire le «pouvoir d'achat» du gouvernement, s'en trouveraient elles-mêmes amoindries. Il est alors nécessaire de différer la spoliation, c'est-à-dire de mener des politiques monétaires expansionnistes; bref, d'engendrer une inflation monétaire.
Pire, le système démocratique ne pousse pas seulement, structurellement, à la social-démocratie, à la taxation et à l'inflation; il incite aussi ceux qui sont «aux commandes» à combattre les réajustements nécessaires à la solution des problèmes qu'eux-mêmes, ou leurs prédécesseurs, ont posés à la société. Le mot d'ordre des gouvernants et des banquiers centraux, «pas de crise sous mon règne», revient en effet à dire: «pas de retour à la réalité concomitant à mon exercice du pouvoir».
S'il y a bien eu une catastrophe financière aux États-Unis, ce n'est pas la chute vertigineuse récente, non plus que la première vague de la crise des subprimes, il y a tout juste un an. C'est la pluie de dollars déversée par la Fed entre 2000 et 2004. C'est cette inondation qu'il faut comparer, par les ravages qu'elle provoque aujourd'hui — à un degré bien supérieur — à l'ouragan Ike. En effet, loin de répandre un pouvoir d'achat réel, elle a eu pour conséquence de détruire de la richesse.
Ceci compris, il faut remonter au péché originel, c'est-à-dire au système politique ayant incité, et incitant toujours, à un tel désastre. L'existence d'un appareil permettant de recourir légalement à la violence n'est certainement pas désirable; mais ce qui l'est encore moins, c'est que celui-ci soit ainsi constitué qu'il ait structurellement tendance à étendre son pouvoir et ses ravages, et notamment sa capacité à hypothéquer l'avenir. Or tel est nécessairement le cas lorsque sa constitution est démocratique.
On peut affirmer que la crise financière actuelle est en réalité une crise du système politique de manipulation de la monnaie, et que sa solution passe par la séparation de la monnaie et de l'État, c'est-à-dire par le démantèlement des banques centrales et la dénationalisation de la monnaie. Il est aussi vrai que telle est la seule manière possible d'éviter de nouvelles crises à l'avenir. Mais il faut prendre la mesure de ce que cela implique: 1) la cessation de toute politique monétaire; et 2) la disparition de la social-démocratie, car un tel régime est simplement impraticable sans s'appuyer sur un système monétaire étatisé, ne pouvant se financer uniquement par les impôts actuels. On n'a pas à redouter cette disparition. Car dire qu'elle ne peut être financée que par l'inflation, c'est dire qu'elle est condamnée à la faillite.
Surtout, il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de la «liberté politique» — ce que l'on fait couramment en lui donnant deux significations opposées. Si l'on parle du respect des droits fondamentaux de tous, c'est-à-dire du droit de chaque individu de diriger sa propre vie, à l'abri de toute violence, alors on parle d'une liberté vis-à-vis de la politique, laquelle est pleinement garantie par une société de marché fondée sur la sacralité de la propriété privée. En revanche, si l'on parle de la liberté de choisir qui aura le contrôle des instruments politiques de coercition permettant de taxer, dépenser et redistribuer la richesse, alors on parle d'une soi-disant «démocratie sociale» qui ne peut être, concrètement, que la négation constante de la première et, à terme, la négation d'elle-même.
Cette distinction simple est très claire dans le cas de la monnaie. Bien qu'elle soit la moins défendue de toute, la liberté monétaire est l'une des plus essentielles à toute société développée. Car la monnaie est cette marchandise dans laquelle certains calculent la valeur de leurs investissements, et dans laquelle tous reçoivent le prix de leurs efforts de production, et placent leurs efforts ultérieurs d'épargne. Il importe donc que la valeur n'en soit pas exposée, même indirectement, aux manipulations politiques, mais soit au contraire mise à l'abri de ces dernières, par la liberté qui s'exerce dans un système fondé sur la concurrence.
Lorsque la production monétaire est monopolisée par une banque centrale, il n'y a aucun moyen de protéger la propriété privée de la spoliation par l'inflation. Mais, comme l'écrivait Alan Greenspan lui-même, «la politique financière de l'État-providence exige que les détenteurs de richesse n'aient aucun moyen de se protéger»*.
*Cité par Pierre Leconte dans La Grande Crise Monétaire du XXIe siècle a déjà commencé!, Jean-Cyrille Godefroy, 2007.
Jérémie T. A. Rostan est agrégé de philosophie et enseigne actuellement la philosophie aux États-Unis.
Excellent billet, M. Rostan. Il n'est certe pas facile d'expliquer et de bien résumer autant de concepts en si peu de mots. En espérant que la bonne parole se répande.
Pour la réflexion de M. Greenspan ("aucun moyen de protéger la propriété privée de la spoliation par l'inflation"), datant d'avant qu'il ait vendu son âme au diable (i.e., à la Fed/l'État), il ne faut pas oublier qu'il est, du moins pour l'instant, encore permis de se procurer de l'or...
Rédigé par : Patrice Fortin | 23 septembre 2008 à 19h38
«gigantesque pluie de dollars orchestrée par la Réserve fédérale depuis août 2007»
«pluie de dollars déversée par la Fed entre 2000 et 2004»
Les données suivantes:
http://research.stlouisfed.org/fred2/fredgraph?&chart_type=line&graph_id=0&category_id=&recession_bars=On&width=630&height=378&bgcolor=%23B3CDE7&txtcolor=%23000000&preserve_ratio=true&&s_1=1&s[1][id]=CURRENCY&s[1][transformation]=pc1&s[1][scale]=Left&s[1][range]=Max&s[1][cosd]=1975-01-06&s[1][coed]=2008-09-15&s[1][line_color]=%230000FF
montrent que les tendances météo sont moins à la pluie ces huit dernières années qu'elles l'étaient pour les vingt-cinq années précédentes.
Rédigé par : Indegredel Toasman | 26 septembre 2008 à 17h52
Indegredel Toasman,
Vous soulevez un point important. Est-ce que M1 est un agrégat auquel on peut se fier? Je ne crois pas. Il sous-estime l’augmentation de la «quantité» de monnaie à cause d’une politique qui incite les banques à transférer une partie de l’argent déposé dans des comptes chèques vers des comptes d’épargne. Le but est de prêter cet argent. Dans l’optique gouvernementale, plus on prête de l’argent, plus les gens vont dépenser et faire «rouler l’économie». Lorsque l’argent se retrouve dans des comptes d’épargne, les banques ont le droit de la prêter, alors qu’elles ne le peuvent pas lorsque l’argent est déposé dans des comptes chèque. Qu’à cela ne tienne, les gouvernements changent les lois dans le but d’arriver à leurs fins. La mesure M1 est considérablement réduite à cause de cette politique, qui ne respecte pas les contrats.
Pour plus de détails, je vous invite à consulter l’article suivant : http://globaleconomicanalysis.blogspot.com/2007/01/money-supply-and-recessions.html
Et pour obtenir une meilleure idée à savoir s’il y a eu ou non augmentation de la quantité de monnaie depuis un an, je vous suggère la lecture de la version intégrale de mon dernier texte : http://magazinenagg.blogspot.com/2008/09/linterventionnisme-financier-amricain.html
Rédigé par : André Dorais | 26 septembre 2008 à 19h50
M. Dorais:
Merci beaucoup pour les liens, je crois y trouver une partie des réponses que je cherche. Je vais lire les articles pour comprendre votre point de vue.
En attendant, encore une question. Vous dites: 'Qu’à cela ne tienne, les gouvernements changent les lois dans le but d’arriver à leurs fins', en parlant des lois sur les distinctions entre 'compte d'épargne' et 'compte chèque'. Quelle loi a donc changée qui incite les banques à prêter 'trop'? Et aussi: la réglementation est-elle donc plus à blâmer que l'action quotidienne d'open market des banques centrales?
Merci!
Rédigé par : Indegredel Toasman | 26 septembre 2008 à 20h58
Je fais allusion à la poltique (loi, ou réglementation, de 1994 aux États-Unis), connue sous le nom de «sweep», qui permet aux banques de transférer, ou «balayer», des fonds de comptes chèque vers des comptes d'épargne. Lisez les articles suggérées, ainsi que ceux qui s'y réfèrent, et vous aurez une meilleure idée du sujet.
On ne doit pas seulement blâmer les «opérations sur le marché monétaire», mais le monopole d'État sur la monnaie. Cela inclut, notamment, ses manipulations du taux d'intérêt, sa mainmise sur la monnaie et sa politique des réserves fractionnaires.
Rédigé par : André Dorais | 26 septembre 2008 à 21h37
Par ailleurs, vous référez à un graphique montrant l'évolution du pourcentage de changement de la masse monétaire--qui a beaucoup moins d'intérêt que l'évolution de la masse monétaire elle-même, et qui expose à une illusion mathématique bien connue: un moindre pourcentage d'augmentation est nécessaire pour qu'un stock augmente d'un nombre d'unités donné, à mesure que ce stock augmente. Passer de 100 à 200, c'est augmenter de 100%, alors que passer de 200 à 300 c'est augmenter de 50%... Et passer de 200 à 400, c'est évoluer au même rythme (100%), mais deux fois plus (+200)...
Entre 2000 et 2004, M1 (pour prendre le même agrégat que vous, est passé de 500 à 750 milliards de dollars; une telle augmentation (250 milliards de dollars) a pris trois fois plus de temps entre 1988 et 2000, et dix fois plus entre l'après-guerre et 1988! Une évolution si dramatique est "lissée" par une présentation en termes de pourcentage de changement.
Rédigé par : Rostan | 27 septembre 2008 à 03h32