Ce même mécanisme s'observe dans Avatar où le monde nouveau tant désiré est enfin découvert pour être aussitôt menacé de disparition, non par un cataclysme mais par l'avidité d'un autre monde, le nôtre. On est toujours l'alien de quelqu'un. Remarquons au passage que les scénaristes ont créé trois doubles galactiques de l'humanité: 1) les méchants aliens; 2) les «sages» (possesseurs du secret de l'immortalité et des voyages dans l'espace – voir par exemples les films Rencontres du troisième type ou Cocoon), dont la science a su mettre fin à l'histoire entendue comme ère de conflits et de misère; et 3) les primitifs, témoins du passé de l'humanité.
Le succès planétaire d'Avatar, télescopage de l'âge d'or et de la brutalité technologique, a généré bien des commentaires, qui dans l'ensemble y ont vu une fable écologique sur fond de space opera.
Toutefois, je doute qu'une simple croisade écologique ait pu fasciner à ce point tant de millions de spectateurs. Les vitupérations d'Al Gore, de Nicolas Hulot ou de Yann Artus-Bertrand, bien que précédées d'un prodigieux tam-tam médiatique, ne sont pas parvenues au stade de blockbusters.
La surprise des explorateurs fut totale, lorsqu'ils découvrirent:
«…deux planètes opposées par des conditions si différentes que les premiers humains ne purent croire qu'elles fussent également humaines. Un continent à peine effleuré par l'homme s'offrait à des hommes dont l'avidité ne pouvait se contenter du leur. [...] Vérifiés, l'Éden de la Bible, l'Âge d'Or des anciens, la Fontaine de Jouvence, l'Atlantide, les Hespérides, les pastorales et les îles Fortunées; mais livrés au doute aussi par le spectacle d'une humanité plus pure et plus heureuse (qui, certes, ne l'était point vraiment mais qu'un secret remords faisait déjà croire telle), la révélation, le salut, les moeurs et le droit. Jamais l'humanité n'avait connu aussi déchirante épreuve, et jamais plus elle n'en connaîtra de pareille, à moins qu'un jour, à des millions de kilomètres du nôtre, un autre globe ne se révèle, habité par des êtres pensants. Encore savons-nous que ces distances sont théoriquement franchissables, tandis que les premiers navigateurs craignaient d'affronter le néant.»
Tous les ingrédients de la fascination exercée par Avatar sont là, mâtinés à la sauce Bororo: la nostalgie du Paradis perdu et d'un monde fusionnel où Nature et humanité vivaient en harmonie. La notion d'individu (agrégat de solitaires) s'y abolit au profit de celle de personne, membre organiquement lié à son groupe et, au-delà, à l'univers. N'y manquent ni la nudité heureuse, ni la générosité de la forêt dont les fruits abondants dispensent du dur travail de l'agriculture, ni les épreuves initiatiques d'intronisation tribale des jeunes gens (dompter au péril de sa vie un animal dangereux), ni le sens de la beauté et de la pureté des corps révélés par leurs parures, ni l'aspect primitif des outils, ni l'absence du temps historique chez un peuple plus puissant et plus sage que nous qui ne cherche ni une amélioration de sa condition ni le progrès, concepts si caractéristiques de nos sociétés.
Nul doute que Lévi-Strauss aurait su décrypter dans le scénario d'Avatar les mythes communs et irréductibles de l'humanité. Il est d'ailleurs amusant de constater que les spectateurs se reconnaissent plus facilement dans les sauvages que dans les envahisseurs venus de la modernité, pourtant exacts miroirs de nos types humains (brute soldatesque, scientifique idéaliste, opportuniste sur le chemin de la prise de conscience, etc.). Leur sympathie se porte fort naturellement vers ce qui leur paraît «bien» et la science, impuissante à empêcher l'injustice qui s'annonce, sort discréditée de l'aventure.
Toutefois, reconnaissons que subtilement le scénario imagine que l'instrument cynique destiné à endormir la méfiance des Na'vi, le moderne cheval de Troie, le double hydroponique du héros, son avatar, sera aussi l'outil de l'échec de l'expédition. Les dirigeants de cette dernière ont en effet sous-estimé la capacité d'insoumission et de révolte du soldat, auquel son incarnation en Na'vi redonne l'usage immédiat de ce qu'il désire par dessus tout: l'usage de ses jambes, symbole de liberté. On peut littéralement dire qu'il en profite pour se sauver (au sens moral et existentiel) car, contrairement à l'ethnographe cantonné dans une position d'observateur, le héros aura le choix de se désolidariser de son groupe et de troquer sa condition humaine contre celle, enviable, de happy Na'vi.
Être soi implique parfois d'être un autre. La «trahison» du héros, bien loin de choquer le spectateur comme une suprême aliénation, lui apparaît ici comme une libération. La morale de l'histoire est claire: les hommes soumis au commandement tyrannique de leur chef sont les vrais aliénés et les Na'vi incarnent les vraies valeurs humaines.
Le fait qu'Avatar doive son succès à la reviviscence de mythes fondateurs universels et non à un soi-disant plaidoyer écologique dépasse peut-être les intentions du réalisateur. Toutefois, il a exaucé les voeux des spectateurs lesquels, depuis longtemps, n'attendent plus de la science qu'elle les réalise(1). Il est certes naïf, ce rêve, et ne peut s'accomplir, comme dans les films catastrophes, qu'au prix d'une violence triomphant du «vieux» monde et pour quelques élus au coeur pur seulement. Mais qui d'entre nous, à l'instar du héros, ne choisirait la vie, l'amour et l'élévation morale en partage?
Post-scriptum
J'ai pris connaissance de deux articles libertariens consacrés au film, ceux de David Boaz, de l'Institut Cato et de Stephan Kinsella, de l'Institut Mises. Ces deux auteurs mettent en évidence le bon droit des Na'vi dans leur combat pour défendre leurs droits de propriété tout en faisant observer que cette revendication fondamentalement libertarienne est la meilleure garantie de la bonne gestion et de la prospérité d'une nation. On pourrait presque imaginer, dût l'auteur du film rougir d'indignation, que les envahisseurs terriens sont moins les représentants du méchant capitalisme que ceux du collectivisme le plus pur, lequel n'évoque le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes que pour mieux les asservir. Il n'y a rien d'incompatible entre ces propos et mon analyse car les mythes originels partagés par toutes les civilisations semblent considérer comme inné le droit de propriété, lequel n'exclut nullement les règles de partage entre les membres d'un groupe. Au demeurant, la notion de « partage », est logiquement indissociable de celle de « propriété ». Comment, en effet, serait concevable le partage de quelque chose qui n'appartiendrait à personne et pour lequel n'existerait aucune contrepartie?
Notes
1. Il est intéressant de noter l'évolution du cinéma dans le renouvellement de ses thèmes, gage de sa fidélité à lui-même qui est de demeurer une usine à rêve. Oubliées aujourd'hui les odes cinématographiques au progrès, à l'émancipation prochaine des individus et des peuples. Les merveilles de la technique ne sont plus porteuses de l'avenir de l'homme, tout au plus de son confort. Souvent elles sont reléguées au rang de remède aux dégâts déjà commis... avec le soupçon que le remède risque d'être pire que le mal. Quant aux sciences, elles sont appelées à devenir de plus en plus ésotériques à la grande masse des hommes et seules celles dont les résultats sont encore hors de portée et porteuses d'utopie alimentent nos rêves de toujours: ceux d'un ailleurs meilleur enfin délivré de la dure réalité.
Article intéressant et bien travaillé.
Le film m'était apparu certes comme une fable écologique mais j'avais décelé le caractère évidemment mystique de la chose. Pour ma part, en tant que partisan de l'écologie radical, le film m'amenait à me questionner sur la relation entre écologisme, rationalisme, scientisme et mysticisme Mais je pourrais m'étaler sur le sujet une autre fois.
Je veux seulement commenter l'argument du droit de propriété.
Il m'apparaît difficile de faire transcender l'Histoire au concept de Droit de propriété dans la mesure où il est historiquement situé. Son émergence se situe à différent niveau (généralement peu après la révolution néolithique) mais surtout, il prend différente forme dépendant de l'évolution des société. En ce sens, je considère que les libertariens cités dans ton texte qui évoque des Navis défendant leur droit de propriéte nie complètement les recherches récentes de l'anthropologie économique. De plus, je rajouterai que le collectivisme (terme plutôt vague car dans le cas du film je parlerais d'impérialisme bien que le terme soit encore vague) dont tu targues les humains nient certaines caractéristiques de leurs actions et plus particulièrement du sens de leurs actions. S'ils sont motivés par un appât du gain, ils le revendiquent au nom d'une part, de leur supériorité culture et d'autre part (et surtout), au nom de la possibilité que leur offre cette supériorité de faire ''apparaître de la valeur'' du sous-sol de cette lune. Je crois que ceci réfère essentiellement à une dimension propre à la propriété capitaliste, la dimension de ''l'improvement''.
Tout cela serait évidemment à discuter car je suis convaincu que vous devez relié le concept de propriété à une définition de la nature humaine. C'est peut-être là que le débat entre libertaire et libertarien devrait se cristalliser plus que sur un débat strictement économique. Qu'en pensez-vous ?
Rédigé par : François | 12 février 2010 à 12h57
@François:
Intéréssants arguments sur l'origine du droit de propriété, que vous associez fort justement à la révolution néolithique. Par contre je crois qu'à partir de là, les choses peuvent être vue plus simplement.
La révolution néolithique marque la naissance du capital, c'est à dire du travail 'stocké' sous forme de commodité négociable ou ré-investissable (ex. du grain que l 'on peut soit échanger, soit re-planter).
L'émergence d'un laps temporel de plus en plus long entre la création de la commodité par le travail, et l'utilisation finale de ce travail 'mis en réserve', nécessite l'apparition d'un nouveau paradigme garantissant la priorité ou même l'exclusivité d'usage du producteur de la commodité sur cette dernière (qu'elle ait été produite directement ou acquise par échange). C'est le droit de propriété.
Dans une société primive, par exemple de chasseurs-cueuilleurs consommant immédiatement le produit de leurs activités, ce droit de propriété n'a qu'un utilité limitée, et c'est pour cette raison qu'on se dispense souvent des complications sociétales induites par sa mise en oeuvre.
Rédigé par : Pierre-Yves | 12 février 2010 à 13h16
J'ai trouvé le film mauvais, le scénario est une reprise d'un scenario de western vu coté indien, un mélange entre little big man et A Man called Horse. Pour ce qui est de la propriété la question est : doit on étendre le droit à ceux qui nous sont extérieurs? Cela ne se pose plus vraiment de nos jour du moins au niveau des sociétés.
Rédigé par : tiberius | 13 février 2010 à 03h50
tiberius:
"doit on étendre le droit à ceux qui nous sont extérieurs?"
Le droit de propriété n'est pas une révélation mystique du genre de la sainte trinité, ni un privilège que l'on confère à un tiers. C'est une conséquence logique du comportement de l'humain visant à planifier, anticiper, et gérer sa production, une conséquence de l'émergence de la rationalité.
À partir du moment ou on a compris ça, on cesse de s'enfarger dans les fleurs du tapis. Doit on étendre le droit de propriété à ceux qui nous sont extérieurs? C'est une question qui n'a pas de sens, même si elle permet de faire de jolis films.
Rédigé par : Pierre-Yves | 13 février 2010 à 05h47
Le texte est intelligent, mais je crois que c'est surtout le 3D qui a fait bouger la masse dans ce cas-ci.
Rédigé par : Keven | 14 février 2010 à 02h37