L'homme politique qui a le plus marqué le Canada durant la seconde moitié du 20e siècle, Pierre Trudeau, décédait il y a une décennie cette semaine. Comme c'est toujours le cas lorsqu'un politicien important (c'est-à-dire un politicien qui a beaucoup utilisé le pouvoir de coercition de l'État pour imposer sa vision des choses à toute la population) meurt, on lui a fait des funérailles d'État et on l'a pratiquement canonisé.
Lui qui avait suscité les critiques les plus acerbes de la part de beaucoup de Québécois nationalistes et de Canadiens conservateurs n'a eu que des éloges dans les jours suivants son départ. Les superstitions envers les morts et l'exaltation du leadership politique ont vraiment pour effet de stériliser l'esprit critique. Je me souviens n'avoir lu qu'un ou deux textes qui notaient son influence néfaste sur la politique canadienne dans les journaux du pays.
Les médias, surtout canadiens-anglais, en ont profité ces derniers jours pour souligner cet anniversaire et discuter de l'héritage politique de l'ex-premier ministre libéral. Les analyses ont été plus nuancées mais on continue tout de même d'admirer le personnage et ses réalisations. Seuls quelques rares voix, comme celle de Lorne Gunter dans le National Post de ce matin, attaquent de front son héritage empoisonné. Question de donner aux plus jeunes qui ne l'ont pas connu un point de vue libertarien sur la carrière de Trudeau, voici ce que j'écrivais dans un éditorial paru dans le QL il y a exactement dix ans. MM
ÉDITORIAL
L'HÉRITAGE EMPOISONNÉ DE PIERRE TRUDEAU
Le Québécois Libre, Numéro 68, 30 septembre 2000
par Martin Masse
Pierre Trudeau, le politicien canadien le plus influent des dernières décennies, nous a quitté. La seule pertinence d'un éditorial sur l'ex-premier ministre dans cette publication est de souligner, for the record, que malgré son étrange réputation de « défenseur des droits individuels fondamentaux » et la lutte qu'il a menée contre le nationalisme québécois, il n'a jamais été l'un des nôtres - c'est-à-dire, un partisan de la liberté individuelle. Il laisse plutôt aux Canadiens un héritage marqué par le socialisme, l'interventionnisme économique, la tyrannie administrative, le nationalisme, le collectivisme culturel et identitaire, l'activisme judiciaire, la centralisation fédérale et la désunion au sein du Canada.
Le seul héritage vraiment pertinent de Trudeau sur le plan juridique est la réforme du code criminel entreprise alors qu'il était ministre de la Justice en 1967, qui fait en sorte notamment de décriminaliser l'homosexualité et les « indécences » commises entre adultes consentants. Son slogan très libertarien, « L'État n'a pas d'affaire dans les chambres à coucher de la nation » ne sera cependant pas poussé à sa conclusion logique et n'entraînera pas par exemple de légalisation de la prostitution ou des drogues sous sa gouverne.
Il devient premier ministre quelques mois plus tard et après cela, tout tourne rapidement au désastre. En octobre 1970, il instaure la Loi des mesures de guerre pour combattre les agissements terroristes d'un petit groupe de felquistes à Montréal. Le « défenseur des libertés fondamentales » suspend celles-ci et des centaines de personnes aux sympathies indépendantistes sont alors emprisonnées et détenues pour rien. Trudeau associe pour toujours son nom à l'État répressif et aux fusils et bottes militaires dans les rues.
Le fameux rapatriement de la constitution canadienne de 1982 mène à l'insertion, sous l'inspiration du Bill of Rights américain, d'une Charte des droits et libertés qui achève de liquider notre héritage britannique de common law. Elle crée, en plus de droits individuels flous (le droit de propriété est exclu de la constitution et n'existe donc pas au Canada, tout appartient en théorie à l'État et nous ne possédons que ce que l'État veut bien nous laisser), des « droits » collectifs qui peuvent être interprétés selon la mode idéologique du jour et servir à invalider les libertés individuelles telles que la liberté d'opinion ou la liberté d'association. Les socialistes et féministes qui siègent à la Cour suprême n'ont pas manqué de le faire ces dernières années, dans des jugements qui trahissent clairement leur adhésion à une vision collectiviste de la société.
Pierre Trudeau était un idéologue typique de cette génération d'intellectuels québécois qui ont découvert le collectivisme dans les années 1930 et 1940 et qui ont cru que l'État devait utiliser ses « leviers » pour façonner la société selon un modèle utopique. « Mon ravissement face au droit a commencé quelques années après que j'eus compris qu'il s'agissait d'un outil de contrôle social et que c'était une extraordinaire création de la société. » a-t-il dit un jour(1). Le seul droit que Trudeau a défendu dans sa carrière est en fait le droit pour les politiciens de s'ingérer dans la vie des citoyens - en dehors peut-être de leur chambre à coucher.
Sur le plan économique
On oublie souvent que Pierre Trudeau a flirté avec le communisme pendant toute sa carrière (cf. sa fascination pour la Chine et son appui indéfectible au castrisme) et qu'il a d'abord milité au Nouveau Parti démocratique dans les années 1960 avant de se joindre au Parti libéral. Il n'est donc pas étonnant que son héritage sur le plan économique et fiscal soit désastreux. Comme la plupart des gens de sa génération éduqués dans les collèges classiques et férus de belles-lettres - à plus forte raison les jeunes bourgeois privilégiés comme lui qui n'ont jamais vraiment eu à travailler pour gagner leur vie -, Trudeau était un illettré économique et ne savait faire qu'une chose avec l'argent: le dépenser.
Le Canada à la fin des années 1960 est encore un pays extrêmement prospère, pratiquement sans dette, dont le rythme de croissance et le niveau de vie sont comparables à ceux des États-Unis. Lorsque Trudeau quitte la direction du pays en 1984, c'est devenu un pays essentiellement socialiste qui croule sous les programmes bureaucratiques, avec une devise et un niveau de vie en chute libre. La dette de l'État fédéral a été multipliée par neuf sous son administration libérale.
Parmi les décisions stupides du chef de gouvernement sur le plan économique, notons la décision de combattre l'inflation élevée, en 1975, par l'imposition d'un gel sur les prix et les salaires. Pierre Trudeau avait pourtant ridiculisé son adversaire conservateur Robert Stanfield qui proposait cette mesure pendant la campagne électorale précédente, mais a tout de même adopté l'idée après sa réélection. L'inflation des prix n'est pourtant que la conséquence inévitable d'une création artificiellement élevée de monnaie par la banque centrale (pratique répandue dans tous les pays jusqu'à récemment, avant que le monétarisme ne devienne à la mode) et n'a rien à voir avec la hausse du prix du pétrole ou des demandes salariales exagérées.
S'il n'y a pas plus de monnaie en circulation, des prix plus élevés à un endroit seront compensés par des baisses ailleurs dans l'économie, puisque l'argent finira par manquer. Un gel des prix et salaires ne fait donc rien d'autre que s'attaquer au symptôme et non à la cause réelle de l'inflation. C'est une politique illogique, inutile et même néfaste - parce qu'elle chambarde une structure de prix en constante adaptation dans une économie qui évolue - pour qui comprend deux ou trois choses en économie(2).
Il y aura d'autres mesures désastreuses dans les années Trudeau: la politique nationale sur l'énergie, qui coûtera des milliards pour nous rendre « autosuffisants » sur le plan de la consommation pétrolière et qui contribuera à aliéner l'Ouest; les restrictions sur les investissements étrangers; les mesures bureaucratiques pour encourager la diversification commerciale et réduire la dépendance canadienne naturelle envers le marché américain; la création de programmes de développement régional qui feront s'engouffrer des milliards de dollars dans les régions périphériques en pure perte; etc.
Les gouvernements conservateur et libéral qui se sont succédé depuis quinze ans ont heureusement quelque peu réparé ce gâchis en abolissant les programmes les plus inutiles, en concluant l'accord de libre-échange avec les États-Unis et en éliminant enfin le déficit. Mais le Canada reste un pays endetté, surtaxé, sur-réglementé et surgouverné en grande partie à cause de l'héritage de Pierre Trudeau.
Sur le plan de l'unité nationale
On dit que Pierre Trudeau a combattu le nationalisme toute sa vie. En fait, il n'a fait que combattre un type de nationalisme, le québécois, pour en défendre un autre, le canadien. Jacques Parizeau disait que lui et Trudeau s'entendaient sur presque tout, sauf sur l'endroit où placer la capitale nationale. En effet, avec les Lévesque, Bourassa, Bouchard, Chrétien et bien d'autres, Parizeau et Trudeau sont des représentants typiques de la génération de politiciens étatistes et nationalistes qui ont dominé la politique québécoise et canadienne depuis 40 ans.
Malgré son opposition radicale au nationalisme québécois et le rôle qu'il a joué dans la défaite du OUI en 1980, Pierre Trudeau a en réalité plus fait pour alimenter l'influence de ses adversaires que pour la diminuer. L'étatisme et le nationalisme québécois se sont en effet nourris de leur contrepartie, l'étatisme et le nationalisme canadiens. Sans l'ingérence constante dans les juridictions des provinces d'un gouvernement fédéral interventionniste (qui avait commencé, admettons-le, bien avant M. Trudeau dans les années 1930), nos nationaleux à Québec auraient eu moins de crédibilité avec leurs dénonciations du méchant ogre fédéral et leurs mesures interventionnistes pour s'y opposer.
Pierre Trudeau a aussi voulu renforcer l'unité canadienne en faisant la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme d'un océan à l'autre. S'il s'était contenté de l'adoption du français et de l'anglais comme langues officielles et d'une bilinguisation appropriée de l'administration fédérale, le pays serait peut-être plus uni aujourd'hui. Mais Ottawa s'est plutôt lancé dans un activisme linguistique et culturel plus proche de l'ingénierie sociale que de la simple promotion de « l'égalité » avec ses multiples programmes et ses milliards dépensés pour offrir des services et créer une offre artificielle de produits culturels et autres. Les groupes linguistiques minoritaires dans chaque province font maintenant partie du décor des chialeux professionnels subventionnés. Et encore une fois, cet activisme a trouvé écho dans le programme québécois de purification linguistique qui a cours depuis le bill 22 et la loi 101.
Et c'est sans parler de la multiplication des subventions à la culture et du stupide protectionnisme culturel, qui sont censés « protéger » notre identité canadienne de l'influence américaine et qui font partie de cette manie trudeauiste de créer ou de soutenir bureaucratiquement ce qui n'existe pas pour des raisons symboliques purement nationalistes.
Le mythe Trudeau
Pour ses partisans, Pierre Trudeau est celui qui a presque créé de toute pièce le pays qu'est le Canada aujourd'hui. Les nationalistes canadiens, les gauchistes, les centralisateurs, les interventionnistes, vont entretenir son mythe, n'en doutons point, pour des décennies à venir, et feront tout pour poursuivre son oeuvre.
Pour ceux qui croient au contraire dans la liberté, le Canada ne redeviendra un pays acceptable que lorsque son héritage empoisonné aura été liquidé. La politique canadienne au cours des prochaines décennies sera définie par ce qui arrivera avec cet héritage: consolidation sous d'autres administrations libérales ou démantèlement - espérons-le - sous une autre gouverne.
1. Cité par Yves Boisvert, « Le droit comme outil social et politique », dans La Presse, 29 septembre 2000.
2. Ce qui exclut évidemment l'ignorant qui rédige la chronique financière de La Presse, Claude Picher, pour qui cette mesure « contribue à terrasser l'inflation rampante qui sévit à l'époque », et cela même si l'inflation est restée élevée pendant encore plusieurs années par la suite. 29 septembre 2000.
Ce qui m'enrage particulièrement dans "l'héritage" de P.E.T., c'est qu'il a fait du tissu industriel des grandes entreprises canadiennes une collection d'usines a gaz ou la bureaucratie et l'incompétence sont considérées comme les valeurs suprêmes de l'efficacité managériale.
Rédigé par : Pierre-Yves | 30 septembre 2010 à 14h01
Dans l'héritage empoisonné de Trudeau, il faudrait peut-être aussi inclure ces très soviétiques « commissions des droits de la personne » (« human rights commissions ») dont le but est bien moins de défendre les libertés individuelles (et surtout la liberté d'expression) que d'officialiser, en quelque sorte, la notion de délit d'opinion, et d'empêcher toute critique envers les groupes les mieux vus du pouvoir politique.
N'est-ce pas aussi sous la gouverne de Trudeau qu'est apparue cette notion aussi floue que totalitaire de « valeurs canadiennes » qui sert, en particulier, à justifier le protectionnisme culturel et les subventions à la CBC/Radio-Canada ?
Il est d'ailleurs assez fascinant de constater que les nationalistes québécois n'ont fait qu'imiter, au nom de la « nation québécoise », le dirigisme réfrigéré que Trudeau imposait de son côté à Ottawa au nom des « valeurs canadiennes »...
Rédigé par : B. Vallée | 02 octobre 2010 à 15h11
@B. Vallée:
Trudeau et Parizeau étaient en accord avec presque tout, sauf le lieu de la capitale nationale!
Je suis certain que les nationalistes Québécois devaient saliver à l'idée du cancon et du NEP. Reste à dire, que Trudeau diffère peu de beaucoup de bohos de son époque, qui avaient certaines idées dans les années 30-40 qui étaient très collectivistes.
Rédigé par : Mathieu NV | 02 octobre 2010 à 20h06
Comme étudiant des sciences po, j'ai toujours été fasciné par la prouesse politique de cet important homme d'État, sans pour autant être d'accord avec (toutes) ses idées elles-mêmes. Il va de même pour l'admiration que j'éprouve, même en tant que libéral classique, à l'égard de François Mitterrand (un socialiste !), Bill Clinton (sans commentaire) ou Margaret Thatcher (une conservatrice).
Tout cela étant dit, j'aimerais apporter une précision sur le genre de nationalisme que défendait Trudeau. Le nationalisme canadien qu'il prônait, même si soutenu par les supports artificiels de l'État, était différent de son homologue québécois en ce qu'il n'était aucunement ethnique. Nul ne prétend à une « race » canadienne. Trudeau entendait créer en effet un patriotisme pan-canadien qui fût basé sur des idées ou des principes et non juste sur le contenu de son livret de famille. Les idées elles-même ont beau être pourries, il n'empêche que ça n'était pas chose facile dans le Canada des années 60, où les Canadiens anglais s'identifiaient encore beaucoup à leurs racines britanniques et où les Canadiens français tenaient beaucoup, comme aujourd'hui, à la culture française.
Il est dommage qu'il n'y eût personne de confession libertarienne à l'époque aussi balèze que Trudeau pour faciliter la création du pays libre que nous envisageons.
Rédigé par : James M. | 20 octobre 2010 à 22h12
@James M.
"Trudeau entendait créer en effet un patriotisme pan-canadien qui fût basé sur des idées ou des principes et non juste sur le contenu de son livret de famille."
Oui, vous avez raison et en effet, le problème est que les idées étaient pourries. Pas étonnant d'ailleurs quand on connait le contexte d'anti-américanisme primaire de l'après-guerre ou le progressisme consistait a être contre tout ce qui était pour, et pour tout ce qui était contre.
Ceci dit Trudeau a en effet permis l'émergence de l'idée selon laquelle être Canadien, cela consistait principalement en l'acceptation d'une certaine façon de vivre ensembles: d'abord, parce qu'on a pas eu le choix, ensuite, parce qu'on a fait de nécessité vertu et qu'on y a trouvé des avantages.
Mais il n'y évidemment que fort peu d'avantages a se voir imposer une conception standardisée de la société et des rapports socio-économique par une pseudo-élite d'imbéciles instruits qui pètent beaucoup, beaucoup plus haut que le trou. Vous trouverez davantage d'intelligence et d'innovation dans n'importe quelle faculté de génie ou de commerce, au Canada, que dans la plupart des cabinets ministériels. Et plus les Canadiens seront éduqués, plus ils réaliseront cela et contesteront le droit que s'arrogent ces sangsues bureaucratiques a régenter leur vie - qui plus est a leurs frais.
Ça prendra du temps, ne serait-ce que parce qu'il faudra plusieurs générations pour se débarasser de la mentalité de colonisé que nous a laissé l'héritage du Dominion. Mais il y'a de la place chez nous pour voir émerger une conception de la liberté "a la canadienne", dans le sens d'articulée autour des droits universels de l'individu mais indemne de la centralisation fédérale héritée de la guerre de sécession, et c'est bien pour cela que l'appareil institutionnel de la Confédération, a tous les niveaux de gouvernements, met une énergie folle a lui couper les jambes (je pense par exemple au récent rejet des droits "Miranda" par la Cour suprême, une honte absolue pour la justice d'un pays comme le nôtre). Il y'a beaucoup de monde qui ont peur pour leur steak!
Cependant c'est un défi passionnant, qui a lui seul justifie de vivre dans cette société - et vous remarquerez qu'il n'y a aucun besoin de mettre du nationalisme la-dedans.
Rédigé par : Pierre-Yves | 21 octobre 2010 à 01h18