par Jean-Philippe L. Risi
Suite aux déficits cumulés de certains États-providence, la privatisation des services dits « essentiels » est un sujet de discussion qui revient de plus en plus. Pensons seulement à l'impact qu'aura le vieillissement de la population sur les dépenses en santé: même avec beaucoup d'imagination, on conçoit assez mal que la multiplication des soins gratuits aux aînés sera économiquement positive et qu'elle pourra nous aider à combler les manques à gagner des gouvernements.
Comme d'habitude, les divers spécialistes en buzzwords nous mettent en garde contre cette montée du néo-néo-libéralisme qui sévit depuis Reagan et Thatcher: puisque l'État en fait moins, on se dirige forcément vers un libre marché qui minera nos institutions sociales et notre habileté à mettre l'humain au-dessus du Grand Capital. Qui plus est, plusieurs parmi les défenseurs d'un État plus modeste se réjouissent du fait que les récentes contraintes économiques forcent finalement les gouvernements à être fiscalement responsables.
Or, les deux camps font preuve de simplisme en présumant que les élus vont se mettre à réfléchir en termes de philosophie économique. En effet, le paradigme dominant des démocraties occidentales n'est pas « l'État versus les marchés », mais bien le clientélisme électoral, et ce, dans le but de se faire réélire. Dans le contexte actuel, l'objectif sera donc de continuer à faire plaisir aux divers lobbys tout en coupant dans ce qui coûte trop cher. On serait donc naïf de penser que la résultante sera nécessairement un libre marché compétitif (ou même un programme gouvernemental sensé) dont l’utilité sociale sera optimale.
Prenons par exemple la gestion de l'éducation. Généralement, la « droite » aime bien parler d'évaluation des enseignants, de confrontation avec les syndicats où même de compétition entre les écoles via un système de bons, question de gérer le système comme des entreprises. Mais est-ce que la réalisation (improbable) de ces trois événements implique une logique de marché? Pas nécessairement. Quand bien même que toutes les écoles deviendraient « privées », un cursus scolaire et un style pédagogique imposés à tous rendraient le choix de l'établissement complètement sans conséquence.
Une étude de l'OCDE va par ailleurs dans ce sens. « PISA à la loupe » analyse les résultats des différents scores PISA en fonction de trois facteurs, soit l'autonomie des écoles dans le choix des programmes, dans leur gestion des ressources humaines (en pouvant embaucher et renvoyer des professeurs, par exemple) et financières, et finalement en relation avec l'affichage des résultats des établissements.
Or, les conclusions sont claires: il existe une relation positive entre le degré d'autonomie pédagogique et les résultats PISA. L'autonomie en gestion et la publication des résultats auraient des effets mitigés, puisque certaines écoles s'améliorent et d'autre non, n’affectant pas ainsi la moyenne nationale. Par contre, ces dernières facettes aideraient à catalyser les effets positifs de la première, les pays accordant plus d'autonomie administrative et pédagogique atteignant de très bons résultats. Autrement dit, un financement privé n’apporte rien de plus si le produit final est toujours le même machin bureaucratique préfabriqué.
Mais qu'en est-il du Québec dans ce domaine? Si vous pensez que l'apprentissage de l'anglais devrait commencer tôt, vous êtes une menace pour la survie du français. Si vous voulez prendre en charge l'éducation morale de votre enfant, vous risquez d'entrer en conflit avec le matériel du cours d'ECR dont les fondements sont relativistes. Si vous pensez que la récente crise financière rend essentiel un apprentissage économique afin de bien savoir gérer ses avoirs, vous risquez d'être déçu. Vous n'êtes pas d'accord avec l'approche constructiviste préconisée par le gouvernement et pensez qu'une vision plus conservatrice est préférable pour votre enfant? Eh bien... vous êtes nécessairement un inculte. Dans tous les cas, vous ne pouvez pas faire grand-chose: les fonctionnaires du ministère sont omniscients et optimisent l'éducation nationale en fonction des exigences du monde de demain.
Santé
On peut faire un raisonnement similaire en santé: de quelle « privatisation » parlons-nous exactement? Un système à deux vitesses pourrait sans doute contribuer à diminuer les temps d'attentes (qui sont une forme de coût) en permettant aux mieux nantis d'aller chercher au privé ce qui est trop lent au public, mais qu'en est-il du fort contrôle de l'offre?
De façon générale, les médecins en Amérique du Nord sont des travailleurs autonomes regroupés sous un organisme professionnel (le Collège des médecins au Québec) dont le modèle de fonctionnement est similaire à celui d'un cartel. En effet, les prix des divers actes médicaux sont fixés à l'avance entre la RAMQ et des associations représentant les médecins (différentes selon qu'il s’agit d'omnipraticiens ou de spécialistes). Il existe des barrières à l’entrée très importantes (dès l’admission à l’université) et les diverses associations médicales ont une forte tendance à se confronter pour obtenir des monopoles sur certains actes.
Et, évidemment, ces organisateurs sociaux font de petites erreurs... Par exemple, le 12 décembre dernier, on apprenait que les tarifs versés aux médecins spécialistes dans le domaine de la procréation assistée serait non plus 7 100 $ par cycle, mais bien 4 600 $. En effet, l'ancien taux négocié entre la RAMQ et la Fédération des médecins spécialistes du Québec était « démesuré par rapport au coût réel » de l'activité. Quand on sait que ce genre d'intervention se fait très rapidement et à répétition, on comprend que c'est une activité assez lucrative... Mais il ne faut pas s’en faire; les travailleurs publics ont toute l'information qu'il faut pour trouver les prix optimaux, et les médecins sont des êtres immunisés contre l'attrait de l'argent, tare plutôt associable à l'Homo Economicus commun.
Bref, quand on observe le système de santé de plus près, on pourrait très bien se demander en quoi permettre l’assurance (ou la pratique) privée le transformerait en marché cohérent?
L'aristocratisation tranquille
On peut décrire l'État-providence comme un ensemble d'assurances mutuelles permettant aux citoyens de ne pas être individuellement responsables de décisions prises à l'âge adulte ‒ c'est généralement pourquoi on le surnomme le « Nanny State » en anglais. Mais est-ce vraiment la facette la plus dérangeante? Pas nécessairement. Il est même fort probable que la « montée de la droite » au Québec serait inexistante si l'État ne se chargeait que du filet social pour les plus démunis. Et la question reste: les récentes turbulences économiques poussant plusieurs systèmes à bout, qu'arrivera-t-il quand le manque d'argent forcera Robin des Bois à vendre son costume?
Le Québec, comme plusieurs autres nations, risque d'y découvrir Vito Corleone (ou Silvio Berlusconi), c'est-à-dire un homme qui utilise la coercition pour accorder des privilèges à des groupes d’intérêts, et ce, en modifiant un système de droit civilisé pour rendre ses magouilles légales. D'un point de vue libertarien, ce visage de l'État québécois est beaucoup plus laid que celui de « l'État assureur ».
Les systèmes économiques reposant sur un équilibre de devoirs et de privilèges en fonction de l'appartenance à une classe sociale (artiste, politicien, médecin...) sont des inventions qui datent du Moyen-âge, et qui auraient dû y rester. Qui plus est, les règles qui en découlent souffrent d’une obsolescence planifiée à faire peur, rendant les structures ingérables sur le long terme. Ces dernières vont non seulement rendre la société moins flexible et moins productive, mais vont directement miner la conception d’un Québec où la responsabilité individuelle et la non-agression sont sources de droit.
La privatisation des services est sans doute souhaitable à long terme, mais ce n’est pas la pierre angulaire sur laquelle repose la déconstruction de notre collectivité de corporations. Avec le temps, on peut espérer que cette vision socioculturelle libertarienne d’une société antiaristocratique comblera le vide traditionnellement occupé par la droite morale dans le spectre politique.
* Jean-Philippe L. Risi habite Québec où il est étudiant à l'Université Laval.
C'est un gros problème, certain semble parler de privatisation mais en négligeant ce qui tourne autour.
Un peu comme lorsque l'on parle d'utilisateur payeur, en réalité ils (gouv) se contenteraient d'installer des péages partout et se servirait de l'argent économisée ailleurs pour engraisser un groupe d'intérêt quelconque ce qui au bout du compte appauvrit encore plus les individus et ferait gagner encore du pouvoir au gouvernement qui en a déjà beaucoup trop.
Triste s'ils tentent de mettre un tarif sans d'abord avoir coupé ailleurs il faut s'y opposer.
Rédigé par : bobjack | 18 janvier 2012 à 12h27
«un homme qui utilise la coercition pour accorder des privilèges à des groupes d’intérêts, et ce, en modifiant un système de droit civilisé pour rendre ses magouilles légales. D'un point de vue libertarien, ce visage de l'État québécois est beaucoup plus laid que celui de « l'État assureur ». »
Ils sont entièrement liés! Pour fournir son "assurance" obligatoire et monopolistique, il faut être prêt à abuser du contrôle des lois pour se favoriser. Ce n'est pas surprenant qu'ils le font encore et encore. À quand un véritable système judiciaire basé sur les droits nécessaire à la vie en société plutôt que ce système corrompu et injuste?
Rédigé par : N | 11 mars 2012 à 00h20
"Avec le temps, on peut espérer que cette vision socioculturelle libertarienne d’une société antiaristocratique comblera le vide traditionnellement occupé par la droite morale dans le spectre politique."
Excellent texte. Je prétends et depuis longtemps que le rôle toujours plus envahissant de l'État dans la société québécoise, loin de promouvoir une société égalitaire, a au contraire renforcé les féodalismes sur lesquelles cette société s'est construite à l'origine.
Rédigé par : Pierre-Yves | 11 mars 2012 à 09h06