par Jean-Pierre Castel**
« Peu de faits historiques sont aussi difficilement contestables que celui de la connexion entre la science et la technique modernes et la religion, voire la théologie chrétiennes. » ‒Alexandre Kojève
Nombre d'auteurs(1) affirment que la science moderne ‒ voire plus généralement la rationalité moderne ‒ ne pouvait apparaître que dans un contexte chrétien ou au moins monothéiste, la poussée scientifique grecque ayant d'après eux abouti à une impasse, dont seule la chrétienté aurait su la sortir, grâce à ses valeurs propres.
Il est de fait que la science grecque avait poussé ses derniers feux à la fin de la période hellénistique, en particulier à Alexandrie avec Ptolémée (90-168), Diophante (200/214-284/298), Hypatie (370-415). Son grand réveil attendra la Renaissance. Rome avait manifesté peu d'intérêt pour la science, et l'Église plus de méfiance que d'enthousiasme car « la connaissance enfle, mais l'amour vivifie » (Cor. 8, 1).
L'intérêt pour la philosophie était resté plus soutenu, à Rome d'abord à travers les stoïciens (Sénèque, Épictète, Marc-Aurèle), puis avec les Pères de l'Église à l'occasion du développement de la théologie chrétienne. Lors de la christianisation forcée de l'Europe aux Vème et VIème siècles, les évêques fermèrent les écoles grecques, mais la recherche philosophique reprit avec vigueur avec la Renaissance du Moyen Âge(2). La science en revanche resta bloquée, du fait tant de l'hostilité des gardiens du dogme catholique que du manque de moyens de mesure du temps et de l'absence d'outils mathématiques de calcul infinitésimal, indispensables pour aborder l'étude du mouvement.
Au XVIème siècle, le progrès technique avait mis à disposition des savants de nouveaux moyens d'observation et les mathématiciens s'étaient attaqués au problème de l'infini, réservé jusque-là par l'Église à Dieu. Enclenchée par l'afflux en Italie de bibliothèques de textes originaux de l'Antiquité provoqué par l'arrivée des Turcs à Constantinople, la Renaissance redécouvrit le pluralisme des conceptions du monde de l'Antiquité, comme le platonisme, l'atomisme, l'héliocentrisme. Copernic (1473-1553), Kepler (1571-1630) et Galilée (1564-1642) s'autorisèrent, à leurs risques et périls, à remettre en cause le système aristo-thomiste, devenu depuis la fin du Moyen Âge la clef de voûte de tout l'édifice chrétien.
Attribuer l'émergence de la science moderne au monothéisme, comme le font nos bons auteurs, résulte d'abord d'une confusion entre les « conditions » de son émergence dans l'Europe chrétienne, contingentes, et ses « causes », nécessaires. La science moderne descend de la science grecque, la principale contribution du christianisme ayant été, en tant que syncrétisme judéo-grec, de ne pas avoir entièrement détruit l'héritage grec(3), d'avoir emprunté à la tradition philosophique grecque pour élaborer sa théologie, d'avoir repris en charge l'éducation après la chute de l'Empire romain, d'avoir au Moyen Âge permis la création des Universités et autorisé un certain développement de la science, « pour la gloire de dieu »(4) et dans de strictes limites. Mais le christianisme s'est opposé au moteur de la science, la curiosité, cette libido sciendi comme Saint Augustin désignait cette vanité de l'homme à prétendre appréhender la vérité par sa seule raison, héritée des Anciens.
Trouver des valeurs spécifiques à la tradition monothéiste qui aient pu contribuer à la démarche scientifique relève de la gageure et de l'apologie. Si des hommes ‒ formés par l'Église car elle détenait le monopole de l'éducation ‒ se sont tournés vers la science, c'est plus en étudiant Pythagore, Platon et Aristote que Moïse, Jésus ou Paul. Que la plupart des hommes de science jusqu'au XVIIIème siècle aient été pieux n'implique pas qu'il fallait être pieux pour être scientifique. Que la recherche scientifique puisse être considérée comme une forme de spiritualité n'implique pas que celle-ci soit nécessairement chrétienne ‒ Einstein, proche de Spinoza mais non de Moïse, constitue un bon exemple à cet égard. Si la notion d'infini peut être rapprochée de celle du divin, les travaux des Grecs sur la question montrent qu'elle n'avait aucun besoin du dieu d'Abraham.
La science moderne: expérimentale et mathématique
La science de Galilée, Newton et Descartes est certes « nouvelle » par rapport à celle d'Archimède: plus expérimentale, plus mathématique. Mais on ne peut guère imaginer Copernic sans Aristarque de Samos, Newton sans Archimède, Galilée, Kepler et Newton sans Thalès, Euclide et Ptolémée, ni d'ailleurs, plus près de nous, Einstein sans Newton. À l'origine de cette lignée se situe la naissance, dans la Grèce polythéiste, de la démarche rationnelle, tant scientifique que philosophique de Thalès, de Pythagore, de Socrate et d'Aristote ‒ sans apport d'un quelconque monothéisme.
Comme le dit Bernard de Chartres (vers 1130-1160): « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants. Nous voyons plus de choses et de plus éloignées que n'en voyaient les anciens, non par la pénétration de notre propre vue ou par l'élévation de notre taille, mais parce qu'ils nous soulèvent et nous exhaussent de toute leur stature gigantesque ». Bien que soutenant la thèse de l'origine chrétienne de la science, Michel Serres reconnaîtra: « Les fondateurs de fait de la science moderne se disent moins les héritiers de Copernic ou de Galilée qu'ils n'apprennent leur métier dans l'oeuvre d'Archimède ».
Les tenants d'une discontinuité, d'une « rupture épistémologique » entre la science de l'Antiquité et la science moderne considèrent que la première était plus contemplative, qualitative, spéculative, alors que la seconde serait devenue plus expérimentale, mathématique, utilitariste, visant désormais « l'allègement et l'amélioration de la condition des hommes ».
C'est pourtant depuis Euclide, Aristote, Hippocrate, Archimède et Ptolémée que la science part de l'expérience, des faits, du besoin humain immémorial de compréhension du réel. Les Grecs n'étaient pas de purs spéculateurs, mais d'abord de grands observateurs. Déjà Aristote affirmait ‒ contre Platon il est vrai ‒ que l'expérience seule témoigne de la réalité des êtres. Ératosthène (276-194) alla jusqu'à donner une approximation correcte de la circonférence de la Terre. Une définition précise de la méthode expérimentale fut développée par l'école des médecins empiriques, fondée au IIIème siècle av. J.-C. par Philinos de Cos, et dont le représentant le plus célèbre fut Ménodote de Nicomédie (fin du Ier siècle apr. J.-C./ première moitié du deuxième). Mais qui dit expérience dit mesure, or la technologie grecque de la mesure restait embryonnaire.
La science « moderne » a beau être dite expérimentale, l'expérience n'y est pas première mais seconde, construite pour tester une hypothèse conçue a priori, de façon « spéculative ». Si Colomb a découvert l'Amérique, c'est en testant le chemin qu'il imaginait vers les Indes. Einstein a développé sa relativité générale à partir d'expériences de pensée, et n'a pu la tester expérimentalement que bien après. La science a toujours combiné les deux approches, spéculative et observatrice. Les scientifiques ont été plutôt l'un, plutôt l'autre, suivant les individus plutôt que suivant les époques.
Quant à l'idée d'appliquer les mathématiques à la physique, elle existe chez la plupart des Grecs, de Pythagore à Archimède et Ptolémée, en passant par Platon. Prétendre comme Alexandre Kojève et Michel Serres que la physique théorique « ne pouvait être que chrétienne » semble ignorer Pythagore et Archimède, sans parler de l'étrange logique des arguments déployés ‒ l'Incarnation, la Transcendance.